L’élection québécoise de 2018
par Philippe Mongrain
Depuis la fin des années 1960, la compétition entre le Parti libéral et le Parti québécois s’est principalement articulée autour des questions constitutionnelles et de la place du Québec à l’intérieur ou à l’extérieur de la fédération canadienne. Bien que ce clivage persiste et que le PQ cherche toujours à organiser un troisième référendum sur l’indépendance – qui ne surviendrait que dans un second mandat selon l’échéancier établi par Jean-François Lisée –, le débat sur la souveraineté semble de moins en moins pertinent alors que les enjeux socioéconomiques qui divisent la droite et la gauche gagnent en influence[1]. Comme l’indiquent Richard Nadeau et Éric Bélanger, la question nationale « constitue encore aujourd’hui le fond [sic] de commerce du PQ et du PLQ », mais ne structure plus autant le vote qu’auparavant[2]. Le clivage gauche-droite serait appelé à jouer un rôle plus important dans l’avenir quoique moins influent comparativement au débat sur la souveraineté au cours de la période 1970-2003.
Contrairement aux systèmes partisans antérieurs où une scission au sein du PLQ a conduit à la reconfiguration du paysage politique québécois, l’apparition de l’Action démocratique du Québec (ADQ) au début des années 1990 n’a pas réussi à ébranler de manière significative la compétition entre Péquistes et Libéraux. L’élection de 2007, qui vit l’ADQ saisir le titre d’opposition officielle, ne fut au final qu’une élection de déviation (plutôt que de réalignement) et le parti de Mario Dumont, après son effondrement en 2008, allait être absorbé quelques années plus tard par la Coalition Avenir Québec (CAQ). Toutefois, avec la mobilisation difficile des forces souverainistes, on peut se demander si un parti comme la CAQ qui adopte une posture autonomiste (assez semblable à celle de l’ADQ) pourrait aujourd’hui faire des gains suffisants pour déclasser le PQ[3]. L’Union nationale avait été mal servie dans les années 1970 par cette position jugée trop ambiguë, mais advenant une mise au rencart de la souveraineté, il ne serait pas impossible de voir apparaître une compétition opposant un parti fédéraliste (le PLQ) à un parti autonomiste (la CAQ)[4]. Un déclassement définitif du PQ signifierait cependant qu’aucun parti majeur n’occuperait la gauche ou le centre-gauche de l’échiquier politique. Par ailleurs, l’avantage du PQ auprès de l’électorat francophone est menacé par la présence de la CAQ[5]. Le PQ a connu un déclin prononcé en 2003 et n’a pas réussi à renouer avec ses scores des années 1980 et 1990[6]. En 2014, le parti a enregistré un nouveau coup dur en obtenant à peine plus de 25% des suffrages, un résultat qui se rapproche de sa première performance d’avril 1970. Avec le recul péquiste, la formation de François Legault pourrait bien réussir à s’imposer.
En ce qui a trait à la distribution des appuis, une analyse du vote entre 1998 et 2008 permet de constater que les francophones sont généralement plus favorables au PQ et à l’ADQ (on pourrait dire la même chose pour la CAQ en 2012 et 2014) alors que les anglophones et les allophones privilégient le PLQ (et, dans une moindre mesure, le Parti vert). Ces relations n’ont rien d’inédit et devraient se confirmer à nouveau lors de l’élection d’octobre 2018. Le vote anglophone est presqu’entièrement acquis au PLQ, les Péquistes ne récoltant qu’une part infinitésimale de leurs appuis chez les électeurs non-francophones[7]. Il est intéressant de noter que Pierre Drouilly attribue partiellement la défaite du PQ en 2003 à la défection d’une portion importante de ses supporters vers les « jeunes » partis : en effet, comme le remarque Drouilly, le PQ était « attaqué de tous les côtés : sur sa gauche par QS [l’UFP], sur sa droite nationaliste par l’ADQ et au centre par l’insatisfaction vis-à-vis du gouvernement péquiste »[8]. Que le PQ ait dû « partager » son électorat traditionnel avec les nouveaux venus sur la scène politique nous semble toujours pertinent pour expliquer les difficultés du parti : Québec solidaire et la CAQ continuent certainement à attirer une part non-négligeable du vote qui reviendrait au PQ en leur absence. Selon la journaliste et ancienne conseillère politique de Bernard Landry, Josée Legault, « depuis la fusion ADQ-CAQ en 2011 et la première élection générale pour la CAQ – en 2012 –, cette nouvelle offre politique prend plus ou moins 25% des voix francophones. Ce qui, combiné à l’appui massif du vote non-francophone pour le PLQ rend ce dernier presqu’imbattable »[9]. Dans une courte analyse de l’élection provinciale de 2014, Alain Noël estime pour sa part que « [l]e Parti libéral du Québec est ainsi devenu quelque chose comme le parti normal de gouvernement, bénéficiant de l’appui inconditionnel, et largement captif, de l’électorat non-francophone et d’une partie suffisante du vote francophone »[10]. Le PQ se trouve quant à lui dans une situation inconfortable : des partis de gauche comme de droite jouent dans ses plates-bandes et la social-démocratie que défend traditionnellement la formation n’est pas exactement « en phase » avec le discours néolibéral ambiant et les politiques d’austérité. Par ailleurs, Noël juge que le PQ s’est profondément nuit en adoptant la voie identitaire avec la Charte des valeurs qui a pu séduire un électorat davantage conservateur mais pas nécessairement enthousiaste à l’idée de poursuivre l’indépendance[11]. La quasi-invincibilité des Libéraux que perçoit Josée Legault (et que reconnaît plus implicitement le commentaire de Noël) n’est en aucun cas un constat insensé, mais cette conclusion ne tient toutefois pas compte de l’usure des deux grands partis traditionnels – du PLQ comme du PQ – qui pourrait faire de la CAQ une alternative viable pour de nombreux Québécois en 2018 d’autant plus que l’insatisfaction à l’égard du gouvernement Couillard est grande[12] – ce qui n’est cependant pas une assurance de défaite. Après tout, le PQ avait dû attendre sa troisième confrontation électorale avec les Libéraux avant de prendre le pouvoir : un scénario similaire pourrait se répéter en 2018 avec la CAQ.
Pour l’élection provinciale de 2012, Nadeau et Bélanger notent à nouveau la division linguistique soulevée par Drouilly. Sans surprise, les électeurs qui appuient le PLQ se révèlent pour la plupart favorables au fédéralisme alors que les électeurs péquistes manifestent un fort soutien à la souveraineté. Sur la question nationale, les électeurs de la CAQ sont beaucoup plus dispersés – ce qui est logique étant donné la position mitoyenne du parti – tout comme les partisans de QS d’ailleurs. En ce qui a trait au positionnement idéologique gauche-droite, les appuis récoltés par les Libéraux et les Caquistes se situent assez clairement à droite et ceux de QS assez clairement à gauche, alors que les partisans du PQ sont pour leur part moins homogènes (quoique la balance penche davantage vers la gauche). Les électeurs des principaux partis présentent par ailleurs des profils sociodémographiques relativement bien définis : le PLQ obtient un support plus important chez les non-francophones, les personnes plus âgées et les mieux nantis; la CAQ obtient de meilleurs scores chez les moins scolarisés, les plus riches et auprès de l’électorat masculin; le PQ performe mieux chez les moins fortunés; enfin, la clientèle de QS est moins bien nantie, plus jeune, plus scolarisée et se concentre surtout à Montréal. Nadeau et Bélanger soulignent en terminant l’importance des variables de court terme – les enjeux et l’évaluation globale des chefs – sur le vote. Ces facteurs pourraient gagner en influence dans l’avenir en raison de l’affaiblissement de la question nationale. Pour Bélanger et Nadeau, il est possible que cette évolution conduise à un système plus imprévisible, mais aussi à une fragmentation du vote « en blocs politiques plus définis, mais aussi moins friables ». Ceci signifierait moins de défections et possiblement la formation de gouvernements minoritaires sur une base nettement plus fréquente qu’autrefois[13].
Comme le notait Brian Tanguay, la dépolarisation sur l’enjeu de la souveraineté et le conservatisme économique d’une part importante de l’électorat francophone offraient une possibilité de croissance aux Adéquistes[14]. Cela nous semble également vrai pour la CAQ. Si le projet souverainiste connaît effectivement des heures difficiles, et si l’indépendance reste un débat mineur lors de la campagne de 2018, alors la CAQ, avec sa position nationaliste-autonomiste, pourrait être vue comme une solution de rechange pertinente. Il n’est pas impossible que la CAQ réussisse là où l’ADQ a échoué.
Pour 2018, les chances de la CAQ reposent en bonne partie sur l’insatisfaction à l’égard du gouvernement Couillard et sur la crise qui secoue le camp péquiste depuis une quinzaine d’années. Tanguay souligne plusieurs défis auxquels est actuellement confronté le PQ. D’abord, malgré les sympathies souverainistes des plus jeunes électeurs, ceux-ci ont généralement moins tendance à voter et il n’est pas impossible que leur appui à la souveraineté se tempère avec le temps (puisqu’avec l’âge se perdrait le goût du changement). Ensuite, bien qu’une proportion notable de jeunes allophones se disent en faveur de l’indépendance, peu de choses indiquent que ce projet constitue pour eux une priorité. Également, plusieurs des griefs de la majorité francophone, notamment en ce qui a trait à la protection de la langue et à l’infériorité économique, se sont dissipés[15]. Pour reprendre les mots prononcés par Jean-Herman Guay devant le Conseil national du PQ en octobre 2003, « [l]es raisins de la colère ont disparu »[16]. Enfin, le PQ doit faire face aux pressions centrifuges à l’intérieur du mouvement souverainiste. Par sa posture libre-échangiste et les coupures de l’ère Bouchard, le PQ s’est aliéné une partie de la gauche québécoise, ce qui a notamment contribué à la création de l’Union des forces progressistes puis d’Option citoyenne. Par conséquent, la gauche nationaliste et souverainiste à, avec Québec solidaire (qui vient tout juste d’absorber Option nationale), un nouveau canal d’expression – depuis l’élection de 2007, QS enregistre une lente progression linéaire en terme de pourcentage des voix récoltées et de candidats élus[17]. Le parti de Manon Massé et de Gabriel Nadeau-Dubois pourrait possiblement faire des gains dans Rosemont (l’actuelle circonscription du chef péquiste) – quoique la candidature de Vincent Marissal a quelque peu soulevé la controverse – et dans Hochelaga-Maisonneuve (un autre comté détenu par le PQ). Pour Joseph Facal, QS livre surtout compétition aux Péquistes[18]. Pelletier soulève un autre défi pour le PQ en indiquant le double public auquel doit s’adresser le parti : d’une part, les souverainistes et les fédéralistes « mous » et, d’autre part, les séparatistes « pressés ». En effet,
[s]i le PQ promet de ne pas tenir un référendum sur la souveraineté au cours d’un prochain mandat, il risque de perdre l’appui d’un grand nombre de souverainistes qui vont alors se réfugier dans l’abstention ou auprès de Québec solidaire, sans nécessairement recevoir des appuis supplémentaires chez les fédéralistes. S’il promet d’en tenir un au cours d’un prochain mandat, il provoque une polarisation entre souverainistes et fédéralistes à son désavantage puisque ces derniers sont encore majoritaires[19].
Au cours des derniers mois, le parti de François Legault a souvent occupé la première place dans les sondages ou s’est retrouvé nez-à-nez avec le Parti libéral. La CAQ reste toujours en tête avec 32% des intentions de vote (37% chez les francophones) selon un sondage Léger (Journal de Montréal / Journal de Québec) mené le 29 septembre contre 30% (17% chez les francophones) pour les Libéraux et 19% (24% chez les francophones) pour les Péquistes[20]. Les scores libéraux et caquistes sont toutefois trop serrés pour pouvoir déterminer si le prochain gouvernement sera mené par Philippe Couillard ou François Legault. On semble toutefois assez clairement se diriger vers un gouvernement minoritaire.
Quoiqu’il en soit, le système partisan québécois, qui fut surtout caractérisé par un bipartisme assez ferme jusqu’au début des années 2000 semble se diriger vers une configuration de type two-party-plus comme on retrouve à l’échelon fédéral. Le rétablissement d’une rivalité quasi-exclusive PLQ-PQ nous semble pour le moins peu probable, mais il n’est pas évident de déterminer qui de la CAQ ou du PQ sera amené à jouer les seconds couteaux dans l’avenir. Et, bien qu’une fusion PQ-CAQ ne soit certainement pas dans les cartes à l’heure actuelle, en cas de victoire du PLQ en octobre prochain, on peut se demander si les acteurs de l’opposition ne seront pas tentés de faire alliance afin de freiner la division du vote francophone. Si le pragmatisme politique l’emporte dans les prochaines années, il nous semble que le tripartisme, voire quadripartisme actuel (PLQ-PQ-CAQ-QS) cèdera sa place à une compétition bipartite (qui n’empêche pas la présence de formations marginales bien entendu) : le PLQ devrait presqu’assurément être l’un des deux grands joueurs de ce système (comme il l’a toujours été depuis la Confédération), mais l’identité du second joueur est moins évidente à établir. On notera par ailleurs que les partis d’opposition – le PQ, la CAQ et QS – se sont récemment engagés à abolir le mode de scrutin actuel – pluralitaire uninominal à un tour – pour le remplacer par un système proportionnel mixte[21]. Une telle modification aurait certainement pour effet de briser la tendance au bipartisme de la politique québécoise, mais les volontés de réforme vers un régime électoral plus proportionnel ont la drôle d’habitude de se dissiper une fois leurs promoteurs au pouvoir…
[1] Éric Montigny, « La fin des Oui et des Non au Québec? Un clivage en déclin », L’actualité fédérale 7 (no 1), 2016; voir aussi Pascale Dufour, « Globalization as a New Political Space: The End of the Quebec-Quebec Debate? », dans Michael Murphy, dir., Canada: The State of the Federation 2005 – Quebec and Canada in the New Century: New Dynamics, New Opportunities, Kingston, Institute of Intergovernmental Relations, 2007, p. 145.
[2] Richard Nadeau et Éric Bélanger, « Un modèle général d’explication du vote des québécois », dans Frédérick Bastien, Éric Bélanger et François Gélineau, dir., Les Québécois aux urnes : les partis, les médias et les citoyens en campagne, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013, p. 203.
[3] Réjean Pelletier, « L’évolution du système de partis au Québec : un bipartisme tenace », dans Réjean Pelletier, dir., Les partis politiques québécois dans la tourmente : mieux comprendre et évaluer leur rôle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012.
[4] Réjean Pelletier, « L’élection du 7 avril et les partis politiques », Bulletin d’histoire politique 23 (no 1), 2014, p. 198.
[5] Réjean Pelletier, « L’évolution du système de partis au Québec : un bipartisme tenace », p. 37.
[6] Ibid., p. 39.
[7] Pierre Drouilly, « La structure des appuis aux partis politiques québécois, 1998-2008 », dans Réjean Pelletier, dir., Les partis politiques québécois dans la tourmente : mieux comprendre et évaluer leur rôle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, p. 141-143.
[8] Ibid., p. 146.
[9] Josée Legault, Réflexions sur la division du vote francophone… et ses effets politiques, 2018. En ligne, http://www.journaldemontreal.com/2016/04/27/reflexions-sur-la-division-du-vote-francophone-et-ses-effets-politiques (page consultée le 18 avril 2018).
[10] Alain Noël, « Élections 2014 : la force des grands clivages idéologiques », Bulletin d’histoire politique 23 (no 1), 2014, p. 206.
[11] Ibid., p. 205.
[12] Michel C. Auger, Élections Québec 2018 : le ciment est-il pris?, 2018. En ligne. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1090047/politique-quebec-coalition-avenir-quebec-avance-plq-pq-analyse-michel-auger (page consultée le 19 avril 2018); voir aussi Léger, Rapport : la politique provinciale au Québec (le 10 avril 2018), 2018. En ligne. http://leger360.com/admin/upload/publi_pdf/Politique%20provinciale%20%20QC-Avril%2020182.pdf (page consultée le 19 avril 2018).
[13] Richard Nadeau et Éric Bélanger, « Un modèle général d’explication du vote des québécois ».
[14] Brian A. Tanguay, « The Stalled Realignment: Quebec’s Party System After the 2003 Provincial Election », dans Michael Murphy, dir., Canada: The State of the Federation 2005, p. 87-88.
[15] Ibid., p. 94-100.
[16] Jean-Herman Guay cité dans Katia Gagnon, « Le refus d’entendre », La Presse (Montréal), 3 juin 2014, p. A3.
[17] Réjean Pelletier, « L’élection du 7 avril et les partis politiques », p. 200.
[18] Joseph Facal, À qui profite Québec solidaire?, 2018. En ligne. http://www.journaldemontreal.com/2018/03/31/a-qui-profite–quebec-solidaire (page consultée le 19 avril 2018).
[19] Réjean Pelletier, « L’élection du 7 avril et les partis politiques », p. 199.
[20] Léger (Journal de Montréal / Journal de Québec), La politique provinciale au Québec, 2018. En ligne. http://leger360.com/admin/upload/publi_pdf/Politique%20provinciale%20%20QC-%20Pour%20publication%20le%2029%20sept%202018.pdf (page consultée le 1er octobre 2018).
[21] Radio-Canada / Presse canadienne, Les partis d’opposition à Québec veulent une réforme du mode de scrutin, 2018. En ligne. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1100099/partis-opposition-quebec-reforme-scrutin-proportionnel-mixte (page consultée le 15 mai 2018).
This content has been updated on 1 October 2018 at 20 h 05 min.
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